Lundi - Vendredi de 10:00h-17:00h
 Le jujeh kabab de mon enfance

Le jujeh kabab de mon enfance

Le jujeh kabab de mon enfance

Rencontre avec Ali-Marc Tavassoli.

Restaurant le Mazeh

Paris. Mai 2015.

L’après-midi s’étirait entre averses et éclaircies sur une rue des Entrepreneurs, où la morosité des passants soulignait celle des devantures encore fermées. Le restaurant Mazeh ne tranchait pas sur les autres: à l’entrée, un client patientait après sa commande, en vitrine, un homme tapait sur son ordinateur, un cuisinier en toque allait et venait entre la caisse et la cuisine. La salle, moderne, pimpante, beige et noire comme le veut l’air du temps était vide, aseptisée et quasi silencieuse.

En direct de Shiraz

Je patientais sur le seuil, lorsque, dans un brusque coup de vent s’engouffra soudain un brouhaha de voix qui se répondaient les unes aux autres au milieu d’un concert d’interjections enfiévrées, de tintements de casseroles et des grésillements de fritures d’une langue parsemée de cris d’oiseaux, de roucoulements de fontaine, de bêlements d’agneaux, d’éclats de pistaches et de boutons de roses séchées sur laquelle flottait un enivrant mélange d’herbes rôties.

Un géant à la tête chenue mais au jarret encore bien délié venait de surgir et le brillant rieur de sa pupille avait instantanément installé avec lui sur la banquette où il s’était posée, la grande demeure de briques de Shiraz écrasée de soleil, l’immense jardin familial où amandiers, grenadiers, abricotiers alternaient avec les oliviers jusqu’au petit ruisseau où cascadait l’eau fraîche venue du kanat voisin et surtout la vaste cuisine où au milieu de la brume vaporeuse des trois foyers s’activait au milieu des immenses cocottes en cuivre la douzaine de cuisiniers qui déjà du temps du grand-père coupaient, hachaient, brassaient, éminçaient, assemblaient et rôtissaient en une chorégraphie parfaitement réglée par des décennies de savoir-faire, pour nourrir la centaine de visiteurs, de la famille au facteur et aux voisins qui se succédaient quotidiennement dans la maison et qu’observait un enfant fasciné par ce fourmillement de vie: le jeune Ali Marc Tavassoli qui découvrait que cuisiner, était une manière de pratiquer l’hospitalité sincère, d’accueillir l’autre, de faire en sorte qu’il soit non seulement nourri mais honoré et de tout mettre en œuvre pour lui offrir ce délicieux goût du “comme à la maison”.

Maison de l’époque Qajar

Comme à la maison

L’expression paraît incongrue: en général aujourd’hui, lorsque nous allons au restaurant, nous “sortons” de notre maison, mais il faut croire qu’il y a “maison” et “maison”, car celle qu’évoquait plus haut Ali-Marc, c’est avant tout la maison rêvée. Celle de la famille, celle de son enfance à Shiraz, mais aussi d’une enfance recomposée à travers le prisme de la mémoire et gustativement restituée au terme de trente années d’essais, de recherches, d’expérimentation, d’échecs et de trouvailles autour des saveurs fondatrices d’une culture gastronomique traditionnelle éminemment sociale et de ce fait rassurante.

On n’est pas loin ici de la “Madeleine de Proust”, et c’est même exactement de son équivalent persan dont il s’agit. Oui, il a en effet fallu plus de trente ans de travail quotidien pour que le palais d’Ali-Marc retrouve en bouche le parfum, la texture, le croustillant, le fondant et le juteux du jugeh kabab de la femme de son oncle qui enchanta sa petite enfance. “Le meilleur”, confie-t-il encore dans un clin d’œil de gourmandise.

A l’évocation de la manière patiente, laborieuse et chaque jour recommencée dont il est parvenu à décrypter le mystère de l’onctuosité si particulière de l’agneau de printemps de cette tante, il s’estime heureux, non pas d’avoir retrouvé le temps perdu en réalisant à l’identique une recette ancestrale, mais d’avoir jusqu’au bout mené sa vie de gourmet obstiné. Il a eu raison de chercher, de tenter, de remettre sans cesse en question ce qu’il venait de découvrir et que déjà d’aucuns trouvaient délicieux, pour essayer encore une autre manière de choisir et de hacher l’agneau, de lui ajouter les herbes fraîches, de le rôtir, de contrôler la durée de la cuisson, d’incorporer subtilement à sa chair d’autres mélanges pour transmettre l’essence de cette saveur immémoriale à Sam, son fils.

Si ce jeune quadragénaire est passé, lui, par l’école de Ferrandi pour apprendre le métier et en rationnaliser certains aspects, il mène aujourd’hui de main de maître, le Mazeh, en perpétrant les principes de cette éthique ancestrale où excellence rime avec générosité et bienveillance.

Un homme aux manettes

Notre propos n’est en effet pas ici de nous étendre en généralités sur la complexité de la cuisine iranienne et de ses produits les plus célèbres-riz, safran, épine-vinette, aneth, sumac et curcuma, jujube, jus de grenade, citron vert séché, melons, dattes vertes, griottes, agneau de printemps, poisson de la caspienne, tous évoquent une partie de la diversité géographique du territoire et multiplient d’autant recettes et accommodements époustouflants dont l’inventaire serait sans fin.

Au-delà de la célébration du raffinement de la carte de la maison, une énième description du fameux sabzi polo mahi de Norouz, l’incontournable poisson- perche, saumon ou haddock au riz et aux herbes, ou du rasheth polo, du ghormet sabzi, de l’abgoosht, du kebab koobideh, ou du khoresh-e-Fesenjan, intriguera moins l’amoureux de la culture persane, que la perspective de poursuivre la découverte du personnage atypique, qui les a le tout premier familiarisés auprès des parisiens. Percevoir de l’intérieur le bien-fondé d’une philosophie de l’existence partagée entre un désir d’absolu et l’acceptation, en toute humilité de notre finitude humaine. Point d’orgueil narcissique ni de principe divin supérieur derrière les intentions de ce chef inspiré puisque son “maître à goûter” serait plutôt Omar Khayyâm dont il aime à citer des Rhubayat qui le formèrent autant intellectuellement que professionnement.

Dans sa démarche de cuisinier autodidacte qui vint à pratiquer la cuisine pour d’abord se nourrir lui-même, Ali-Marc a en effet une autre passion chevillée au cœur que celle de nourrir son hôte: convertir pour lui en sensations tactiles, olfactives et bien sûr gustatives une vision de l’existence qui le réconcilie avec les joies d’un épicurisme tout oriental. L’amour de l’onctueux n’est pas forcément toujours compatible avec les diktats de la minceur et autres oukases d’une hygiène existentielle fondée sur la mesure.

Mais le plaisir est au prix de cette prise de risque qui permettra à celui qui y aura gouté d’estimer avoir “ bien vécu”. Au-delà du parfait équilibre entre épices, textures et saveurs mêlant en une complexité aussi subtile qu’indéfinissable au premier coup de dent viandes et fruits, légumes et légumineuses, salé, aigre et sucré sa cuisine, comme celle de son père et de son grand père satisfait non seulement les besoins énergétiques de son client mais lui fait miroiter un mode d’être au monde qui fait encore largement sens.

A commencer par le sens des mots de la cuisine eux-mêmes, comme le terme de “cuisinier” par exemple. En effet au hasard des témoignages de voyageurs qui se succédèrent dans les cours royales perses au fil des siècles, les uns et les autres vantent avec admiration l’abondance des monceaux de nourriture exotique, l’excellence des mets, la hardiesse des mélanges, le raffinement des épices, la finesse des alliances, ils mentionnent rarement tel cuisinier en particulier. Pas de Lucullus, ni de Brillat-Savarin dans les hautes sphères du pouvoir. Juste de bons plats et d’excellents exécutants.

D’une part parce que la cuisine se transmettait à la maison, de mère en fille, et qu’elles n’avaient historiquement pas voix au chapitre, ni ne pouvaient être vues hors de la maison justement avant les années mille neuf cent soixante ou Rosa Montazemi ouvrit enfin à travers son recueil la voie à la reconnaissance publique et à la transmission de cet immémorial savoir-faire féminin. D’autre part, parce que lorsqu’un homme s’aventurait à y travailler, il était employé en qualité de “servant.” Même s’il dirige, décide et se trouve entouré d’une horde de marmitons et d’autres cuisiniers au service de sa recette, il reste “serviteur” du maître au milieu des serviteurs.

Celui-ci a beau être généreux et bienveillant, comme l’enseigne le code social, rien de prestigieux donc à devenir l’un d’eux. Le nouveau remplace l’ancien avec pour objectif commun, la perpétuation des recettes traditionnelles, socle et ferment indispensable mais invisible de l’identité et de la sociabilité nationale. La valeur suprême de ces cuisiniers et de ceux qui savent les reconnaître devient dès lors non pas tant leur coup de main que la sûreté de leur regard: leur aptitude à se montrer à la hauteur de l’exigence du convive, à l‘anticiper et à la mériter en ayant su discerner rien qu’en le regardant la fraîcheur et la texture du produit et pour ce faire commencer par se fournir localement.

Seule l’expérience garantissant la maîtrise de tel niveau de connaissance et de savoir-choisir, quoique n’ayant pas étudié scientifiquement l’art d’agrémenter les mets, Ali Marc devient en autodidacte un chef à part entière car il possède ce troisième œil qui soupèse instantanément tant la fraîcheur d’un poisson que la tendresse d’une amande ou la saveur à venir d’une viande mijotée.

Or, là encore, le cuisinier n’est ni un poète, ni un peintre ou un magicien et si d’aucuns persistent à considérer qu’il peut être tout à la fois, il travaille de manière factuelle pour un résultat tangible mais éphémère et dont la perfection n‘apparaîtra qu’au moment où on le consommera et où il disparaîtra en bouche en tant que plat composite pour ne laisser de lui qu’une trace, un gout, un souvenir, un parfum, un regret du trop peu et du trop vite. Chaque fois trop tard. Juste assez puissamment toutefois pour maintenir vivace l’envie d’éprouver à nouveau le même vertige sensoriel afin de faire fusionner en pleine conscience corps et âme sur la seule expérience de la bouche et de ses papilles.

Une histoire de famille

Au-delà de l’expérience du partage et de la générosité familiale d’autrefois, voir ici la mise en œuvre d’une éthique épicurienne élaborée au fil des bifurcations d’une histoire contemporaine hérissée de bruits et de fureur. Au départ, lorsqu’à 17 ans Ali-Marc quitte l’Iran pour échapper au service militaire, même s’il aime depuis l’enfance la bonne chère, il n’a aucun dessein de se consacrer à la cuisine. Il gagne l’Angleterre pour y faire des études supérieures, mais dégoûté par l’insipidité de sa nourriture, il se met à cuisine d’abord pour se mettre sous la dent quelque chose de bon, “comme à la maison” puis pour le partager dans la foulée avec celle qui deviendra son épouse.

-“Il n’y a que deux solutions pour séduire une femme, la faire rire et lui faire la cuisine”.

Amour de la vie, amour de la chair sont dès le départ solidement entrelacés. Il aimait son amoureuse, émigra avec elle en France et cuisine, amour, femme et vie ne firent dès lors alors plus qu’un. Il venait de passer son diplôme d’architecte en concevant un nouveau village industriel à Shiraz, non loin de la maison de campagne de son grand père, lorsque les lendemains de la révolution iranienne le renvoyèrent brutalement vers Paris ouvrir non loin des quais de Seine et du très chic XVIème arrondissement où affluait la riche diaspora iranienne en exil, un minuscule restaurant.

Il y attendait les iraniens. Or ce furent les parisiens qui accoururent. Dès le départ. Et ce n’était pas tant l’exotisme et l’acuité de l’actualité politique qui les attiraient chez Mazeh que la détermination tranquille d’un homme qui ne jurait déjà que par l’excellence. Il savait d’instinct reconnaître LE bon produit et en tirer le meilleur parti. Et plus il le cuisinait, plus sa connaissance intime augmentait. C’est ainsi que dans l’approfondissement de cette dernière, il se mit à repousser sans cesse plus loin les limites de la cuisine familiale traditionnelle pour combiner de nouvelles associations grâce aux apports que lui procurait sa compréhension des techniques de cuisson et de préparation employées dans la cuisine française. L’inventeur avait rejoint l’alchimiste.

La danse du riz

Habitant désormais au “pays de la gastronomie”, il tira en effet la cuisine iranienne dans cette direction et modifia peu à peu ses habitudes. La cuisson lente que requérait le ragoût était le fait de femmes restant sans sortir de leurs maisons le jour durant pour préparer à manger. Elle céda le pas à d’autres modes de cuisson qui vinrent rafraîchir les habitudes et s’adapter ainsi au mœurs parisiennes. Il découvrit les richesses du surgelé, du grillé et du four à micro-ondes et apprit à décliner la cuisson vapeur.

Vivant déjà sa cuisine de l’intérieur, il s’était mis à l’habiter jour et nuit jusqu’à l’intérioriser comme une seconde nature. Il passait ses journées à réinventer -pour des clients devenus souvent des amis et presque les membres de la nouvelle famille de cœur que sa générosité lui avait value, le vrai rolleh sabzi. A la fin du service les plus démunis du quartier faisaient la queue devant le restaurant et se régalaient gratuitement des kilos d’invendus qu’il préférait jeter car il ne les avait pas encore jugés assez bons pour les vendre. Certains soirs, lorsqu’il rentrait chez lui, il y ramenait les “restes” aux enfants afin de leur faire découvrir au-delà des parfums d’antan d’un pays où ils ne vivraient peut-être jamais, la mémoire vivante de leur identité profonde

Trouvé sur le tas, le “concept” du “comme à la maison”, avait fait dès le départ des merveilles rue des Entrepreneurs. Riz, safran, pistaches, dates, raisin, ou grenades, ce qu’il ne cessa dès lors d’explorer en les faisant venir de là-bas grâce aux “les meilleurs fournisseurs du pays”, et en ne les mariant qu’aux meilleurs ingrédients trouvés ici, ce ne fut pas tant le plaisir de l’œil et la présentation du plat, que celui à la fois élémentaire et vital de l’ingrédient lui-même, dont, en véritable alchimiste qu’il était devenu, il n’arrêtait pas d’explorer tant le mode de cuisson que le champ gustatif. Il apprit à choisir le parfait coquelet de cinq cent grammes, cuisina le poulet à l’estragon, rajouta de la moutarde au citron, bref conjugua sans cesse de nouvelles saveurs

Grâce à la complicité de Jean Pierre Coffe et de Bernard Pivot qui y avaient leur table attitrée, la “maison du bon goût” qu’était au sens propre désormais le “Mazeh, devint le lieu incontournable où les membres d’une “famille de plus en plus élargie” venait en se régalant de plats simples aux saveurs incroyablement évocatoires regarder un père passer la main à son fils.

Et c’est sans doute un de ces jours-là que Sam apprit d’Ali l’art de faire danser le riz en en mettant à bouillonner chaque kilo dans une dizaine de litres d’eau afin de pouvoir le dresser ensuite grain à grain en ces splendides pyramides translucides dont la pointe parfaite rappelle celle des monticules qui signalent là-bas de loin en loin dans le désert desséché la présence des mystérieux kanats dans lesquels court l’eau des montagnes venue arroser les jardins enclos de pisé où mûrissent les fruits de la terre.

(à suivre)
Anne Doeux
Mai 2021

4.8/5 - (6 voix)
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Marjan Saboori

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